II- La crise décisive VII. 16. Tel fut le récit de Ponticianus. Et vous, Seigneur, pendant qu'il parlait, vous me retourniez vers moi- même, vous me tiriez de derrière mon dos où je me cachais pour ne pas me regarder en face, vous me mettiez devant ma propre figure afin que je visse à quel point j'étais laid, difforme, hideux, avec mes taches et mes ulcères. Je me voyais et j'étais saisi d'horreur; mais où fuir, loin de moi-même? Si j'essayais de détourner de moi mes regard, Ponticianus était là avec son récit, et de nouveau vous me placiez en face de moi-même, vous m'imposiez à mes propres regards, « afin de me faire constater et haïr mon iniquité ». Je la connaissais, mais je fermais les yeux, j'en refoulais l'image et je l'oubliais. 17 Mais maintenant, plus ardemment j'aimais ces jeunes gens pour le salutaire élan avec lequel, en un don total, ils vous avaient confié leur guérison, plus je me trouvais détestable et me haïssais moi- même par comparaison. Tant d'années écoulées - une douzaine à peu près - depuis qu'à la lecture de l'Hortensius, de Cicéron, mes dix-neuf ans s'étaient enflammés d'amour pour la sagesse; et je différais de mépriser les félicités terrestres pour donner mes loisirs à la recherche de ce bien dont, je ne dis pas la découverte, mais la seule poursuite, méritait d'être préférée à tous les trésors, aux royautés profanes, à ces voluptés sensuelles qui, sur un signe, affluaient autour de moi. Adolescent bien misérable, oui, misérable au seuil même de l'adolescence, je vous avais demandé la chasteté. J'avais dit: « Donnez-moi la chasteté, la continence, mais ne me la donnez pas tout de suite! » C'est que je craignais qu'en m'exauçant trop vite vous ne me guérissiez trop vite de cette maladie de la concupiscence, que j'aimais mieux assouvir qu'apaiser. Et j'étais allé par les voies mauvaises d'une superstition sacrilège. Non que je m'y attachasse avec certitude; mais je la préférais aux autres doctrines dont je ne m'enquérais pas loyalement et que je combattais dans des dispositions hostiles. 18 Je m'étais imaginé que si je différais de jour en jour de mépriser les espérances du siècle, pour m'attacher à vous seul, c'était faute d'apercevoir quelque lumière certaine qui orienterait ma course. Mais le jour était arrivé où je me trouvais tout nu devant moi, sous les reproches de ma conscience: « Où sont tes vains propos? Tu prétendais naguère que l'incertitude du vrai t'empêchait seule de jeter là ton bagage de vanité? Et bien! Tu es fixé maintenant et ce bagage t‘appesantit encore; à de plus libres épaules sont venues des ailes, sans qu'il ait fallu le labeur usant de tant de recherches, ni dix années et plus de méditation... » Ainsi je me rongeais intérieurement, j'étais pénétré d'une intense, d'une affreuse honte, tandis que Ponticianus parlait. Il met fin à la conversation, régla l'affaire pour laquelle il était venu, et se retira. Et moi, c'est en moi-même que je me retirai. Que ne me dis-je pas contre mon âme, l'excitant à me suivre dans mes efforts pour vous joindre! Et elle renâclait, elle refusait sans chercher à s'excuser. Toutes les raisons étaient épuisées et réfutées. Il ne lui restait qu'une peur muette: elle appréhendait comme la mort de se sentir tirée par la bride et détournée de ce courant de l'habitude, où elle buvait la corruption et la mort. VIII. 19 Alors, au milieu de la querelle véhémente qui bouleversait mon habitacle intérieur, et que j'avais cherchée à mon âme dans ce réduit secret qu'est notre coeur, voici que, le visage aussi troublé que l'était ma pensée elle-même, je me précipite sur Alypius: « Et bien? Lui criai-je, et nous autres? Que signifie ce que tu viens d'entendre? Des illettrés se dressent, ils s'emparent du ciel par force, et nous autres, avec toutes notre science sans coeur, nous ne faisons que nous vautrer dans la chair et le sang? Est-ce parce qu'ils nous ont devancés que nous avons honte de les suivre? Et nous n'avons pas honte de ne pas même les suivre? » Je dus lui dire quelque chose comme cela; puis mon agitation passionnée m'arracha de lui, tandis qu'il se taisait, tout stupéfait, les yeux fixés sur moi. C'est que mes propos avaient un accent inaccoutumé. Plus encore que les mots articulés, mon front, mes joues, mes yeux, mon teint, le ton de ma voix, trahissaient ce qui se passait en moi. Notre logis avait un petit jardin dont nous gardions la jouissance, comme du reste de la maison, car le propriétaire, notre hôte, n'y habitait pas. C'est là que m'avait jeté la tempête de mon coeur; personne n'y pouvait interrompre cet ardent débat que j'avais engagé contre moi-même et dont vous saviez l'issue; moi, non! Mais ce délire m'acheminait à la raison, cette mort à la vie; sachant ce que j'étais de mal, j'ignorais ce qu'un instant plus tard j'allais être de bien. Je me retirai donc au jardin; Alypius me suivait pas à pas. Car je me sentais seul, même en sa présence. Et comment m'aurait-il quitté dans un tel désarroi? Nous nous assîmes le plus loin possible de la maison. J'était tout frémissant, tout soulevé d'une houle d'indignation, de ce que je ne passais pas encore à votre volonté, à votre alliance, ô mon Dieu, où « tous les os de ma chair » me criaient d'aller, et élevaient jusqu'au ciel vos louanges. Et pour cela il ne fallait ni navire ni char; il ne fallait pas même faire ces quelques pas qui séparaient de la maison l'endroit où nous étions venus nous asseoir; et non seulement aller, mais arriver jusqu'à vous, n'était autre chose que vouloir y aller, mais d'une volonté forte et pleine, non d'une volonté à demi-blessée, qui se porte de-ce de-là et qui s'agite en une lutte où une partie d'elle-même retrouve du ressort tandis que l'autre partie se détend. 20 Dans le tumulte de nos hésitations, je faisais toutes sortes de gestes, comme il arrive parfois que les hommes veulent en faire, mais sans y réussir, quand les membres nécessaires leur manquent, ou se trouvent chargés de liens, ou affaiblis par un morbide langueur, ou paralysés pour quelque cause que ce soit. Je m'arrachais les cheveux, je me frappais le front, je me prenais les genoux dans mes doigts entrelacés: tous ces gestes, je les faisais parce que je voulais les faire. J'aurais pu vouloir les faire, sans les réaliser en fait, si la mobilité de mes membres ne m'avait pas obéi. Pour ces diverse attitudes que je prenais ainsi, vouloir n'était donc pas la même chose que pouvoir. - Or, je ne faisais pas ce que je désirais d'un désir incomparablement plus ardent, ce que je pouvais faire dès l'instant où je le voudrais faire, ce qu'il me suffisait de vouloir vraiment pour le vouloir effectivement. Ici, il y avait identité entre la faculté d'agir et la volonté: vouloir, c'était agir déjà. Et pourtant je n'agissais pas! Et mon corps obéissait plus aisément à la plus ténue volonté de mon âme, en remuant tel membre au moindre commandement, que mon âme ne s'obéissait à elle-même pour réaliser dans la volonté seule sa grande volonté. IX. 21 D'où vient cet étrange prodige? Quelle en est la cause? Ah! Faites luire pour moi votre miséricorde, que j'interroge, si elles me peuvent répondre, les mystérieuses pénalités qui pèsent sur le genre humain, les tribulations si obscures des fils d'Adam. Oui, d'où vient ce prodige? Quelle en est la cause? L'âme commande au corps, et elle est immédiatement obéie. L'âme se commande à elle- même, et elle rencontre une résistance. L'âme commande à la main de remuer, et la chose se fait si facilement que c'est à peine si l'on peut distinguer l'ordre de son exécution Et pourtant l'âme est âme, la main est corps. L'âme commande de vouloir à l'âme, c'est-à-dire à soi-même, et elle n'agit pas. D'où vient ce prodige? Quelle en est la cause? Elle lui commande, dis-je, de vouloir; elle ne commanderait pas si elle ne voulait pas, ce qu'elle commande ne s'exécute point. C'est qu'elle ne veut pas totalement; aussi ne commande-t-elle pas totalement. Elle ne commande que dans la mesure où elle veut, et la défaillance de l'exécution est en relation directe avec la défaillance de sa volonté, puisque la volonté appelle à l'être une volonté qui n'est pas autre chose qu'elle-même. Donc elle ne commande pas pleinement: voilà pourquoi son ordre ne s'exécute pas. Si elle se mettait tout entière dans son commandement, elle n'aurait pas besoin de se commander d'être, elle serait déjà. Cette volonté partagée qui veut à moitié, et à moitié ne veut pas, n'est donc nullement un prodige: c'est une maladie de l'âme. La vérité la soulève sans réussir à la redresser complètement, parce que l'habitude pèse sur elle de tout son poids. Il y a donc deux volontés, dont aucune n'est complète, et ce qui manque à l'une, l'autre le possède. X. 22 Qu'ils disparaissent devant votre face, mon Dieu, comme disparaissent devant elle les vains discoureurs et séducteurs des âmes, ceux qui prennent prétexte de cette dualité de la volonté, quand elle délibère, pour soutenir que nous avons deux âmes ayant chacune leur nature, l'une bonne, l'autre mauvaise. Ce sont eux qui sont mauvais. Ce sont eux qui sont mauvais en adhérant à cette mauvaise doctrine, et ils ne deviendront bons que s'ils reviennent à la vérité, d'accord avec les hommes de vérité. On pourra alors leur appliquer la parole de l'Apôtre: « Vous avez été autrefois ténèbres, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur. » Mais eux, ils veulent être lumière non dans le Seigneur, mais en eux-mêmes, ils croient que la nature de l'âme est ce qu'est Dieu. Ils sont devenus ainsi plus épaisses ténèbres, puisque dans leur arrogance abominable, ils se sont éloignés plus loin de vous, de vous la vraie lumière qui illumine « tout homme venant en ce monde ». Faites attention à ce que vous dites, rougissez, « approchez-vous de lui, il vous illuminera et vos visages ne rougiront plus ». Moi-même quand je délibérais avant d'entrer au service du Seigneur mon Dieu, comme j'en avais formé depuis longtemps le dessein, c'était moi qui voulais, et c'était moi qui ne voulais pas; c'était moi, oui, moi. Ni je ne disais pleinement oui, ni je ne disais pleinement non. D'où ces luttes avec moi-même, cette scission intime, laquelle se produisait malgré moi, mais n'attestait que le châtiment dont pâtissait mon âme, et non la présence en moi d'une âme étrangère. Ce n'était pas moi qui en étais l'artisan, mais le péché qui habitait en moi, en punition d'un péché commis dans un état de plus grande liberté, - parce que j'étais un fils d'Adam. 23 Au surplus, s'il y avait autant de natures contraires qu'il y a de volontés en lutte avec elles-mêmes, ce n'est plus seulement deux natures, mais plusieurs qu'il faudrait supposer. Quelqu'un se demande s'il va aller à l'une de leurs réunions, ou bien au théâtre: « les voilà bien les deux volontés, s'écriaient- ils, l'une bonne, qui le conduit vers nous, l'autre mauvaise, qui le détourne ailleurs! Autrement d'où viendrait cette hésitation de volontés en conflit? » Moi, je prétends qu'elles sont toutes deux mauvaises, aussi bien celle qui conduit vers eux que celle qui dirige vers le théâtre. Eux, ils s'imaginent qu'elle ne peut être que bonne, la volonté qui achemine vers eux. Mais alors, supposons qu'un des nôtres délibère dans une lutte réciproque des deux volontés et balance pour savoir s'il ira au théâtre ou bien à notre église, nos gens ne balanceront-ils pas eux-mêmes sur la réponse à opposer à ce cas-là? Ou bien, ils conviendront - et à cela ils ne consentent point - que c'est la volonté bonne qui conduit dans notre église, où fréquentent ceux qu'y attachent les sacrements dont ils ont reçu l'imprégnation; ou bien, ils supposeront que deux natures mauvaises, deux âmes mauvaises luttent dans un même homme. Et à ce prix ils démentiront leur assertion ordinaire, qu'il y a une nature bonne, une nature mauvaise. Ou bien ils se convertiront à la vérité et ne contesteront plus que, quand on délibère, c'est une même âme qui flotte au gré de volontés contradictoires. 24 Donc, quand ils constatent que deux volontés luttent ensemble dans un même homme, qu'ils n'aillent plus prétendre qu'il y a là conflit de deux âmes contraires, l'une bonne, l'autre mauvaise, formées de deux substances contraires, de deux principes contraires. Car vous, ô Dieu de vérité, vous les désapprouvez, vous les réfutez, vous les confondez. Supposons, par exemple, deux volontés mauvaises, le cas d'un homme qui se demande s'il va assassiner avec de poison ou avec un poignard, s'il va usurper ce fonds-ci ou ce fonds-là, ne pouvant usurper l'un et l'autre, s'il va acheter de la volupté à grands frais ou conserver avaricieusement son argent, s'il va aller au cirque ou au théâtre, étant supposé que l'un et l'autre jouent le même jour, ou encore (j'ajoute un troisième sujet de perplexité) s'il va perpétrer un vol dans la maison d'autrui, l'occasion lui en étant donnée, ou encore (quatrième délibération) s'il va commettre un adultère, pour lequel il aurait aussi facilité: que toutes ces possibilités, également souhaitées, s'offrent au même moment, sans pouvoir toutes être simultanément atteinte, voilà une âme toute déchirée par cette lutte intestine entre quatre volontés, ou même davantage, tant il y a d'objets susceptibles d'être convoités! Et pourtant, ils ne parlent point, d'ordinaire, d'une pareille quantité de substances différentes. On en peut dire autant des volontés bonnes. Est-il bon, je leur demande, de se plaire à la lecture de l'Apôtre? Est-il bon, de se plaire à la lecture d'un psaume? Est-il bon de trouver sa joie dans le sérieux d'une psaume? Est-il bon d'expliquer l'Évangile? À chacune de ces questions, ils répondront: « Oui, cela est bon. » Mais alors? Si ces divers exercices plaisent au même degré et au même moment, des volontés opposées ni tiraillent-elles pas en sens divers notre coeur, tandis que nous nous demandons par lequel commencer de préférence? Toutes ces volontés sont bonnes, elles luttent pourtant entre elles, jusqu'à ce que se forme un choix qui oriente et unifie la volonté, précédemment divisée. Il en va de même quand l'éternité nous offre ses séductions supérieures, tandis que la volupté d'un bien temporel nous maintient en bas: c'est la même âme qui veut l'un ou l'autre de ces biens, mais seulement d'une demi-volonté. De là, les angoisses douloureuses qui la déchirent: la vérité lui en fait préférer l'un, mais l'habitude la lie à l'autre. XI. 25 Ainsi, l'âme malade, je me torturais, m'accusant moi-même avec plus de sévérité que jamais, me retournant et me débattant dans ma chaîne jusqu'à ce que je l'eusse rompue tout entière. Elle ne me retenait plus que faiblement, mais elle me retenait pourtant. Et vous me pressiez, Seigneur, au plus secret de mon âme, et votre sévère miséricorde me flagellait à coups redoublés de crainte et de honte, pour prévenir une défaillance nouvelle qui, retardant la rupture de ce faible et fragile chaînon, lui rendrait une force nouvelle et une plus vigoureuse emprise. Je me disais au dedans de moi: « Finissons-en! Finissons-en! » Mes paroles m'acheminaient à la décision: j'allais agir, - et je n'agissais pas. Je ne retombais pas dans l'abîme de ma vie passée, mais je me tenais debout sur le bord, en reprenant haleine. Nouvelle tentative; j'y étais presque, oui, presque, je touchais au but; je le tenais; mais non - je n'y étais point, je n'y touchais ni ne le tenais, hésitant à mourir à la mort, à vivre à la vie. Le mal invétéré avait plus d'empire sur moi que, nouveau pour moi. Et plus l'instant où mon être devait changer devenait proche, plus il me frappait d'épouvante; je n'étais ni refoulé ni détourné de ma voie, mais je demeurais en suspens. 26 Ce qui me retenait, c'étaient ces misères de misères, ces vanités de vanités, mes anciennes amies, qui me tiraient doucement par mon vêtement de chair, et me murmuraient tout bas: « Est-ce que tu nous renvoies? Quoi! dès ce moment, ceci et ceci encore ne te sera plus permis, plus jamais! » Et tout ce qu'elles me suggéraient dans ce que j'appelle « ceci et ceci », ce qu'elles me suggéraient, ô mon Dieu! Que votre miséricorde l'efface de l'âme de votre serviteur! Quelles ordures! Quelles infamies! Mais il s'en fallait de beaucoup que j'entendisse à moitié leur voix, car elles ne m'abordaient pas en face, comme pour une loyale contradiction: elles chuchotaient dans mon dos, et quand je voulais m'éloigner, elles me tiraillaient furtivement pour me faire tourner la tête. Elles réussissaient à me retarder, car j'hésitais à les repousser, à me débarrasser d'elles pour me rendre où j'étais appelé; et la toute-puissante habitude me disais: « T'imagines-tu que tu pourras vivre sans elles? » 27 Mais déjà elle ne me parlait plus elle-même que d'une voix languissante; car, du côté où je tournais mon front et où je redoutais de passer, se dévoilait la dignité chaste de la continence; sereine, souriante sans rien de lascif, elle m'invitait avec des manières pleines de noblesse à s'approcher sans hésitation. Elle étendait, pour me recevoir et m'étreindre, ses pieuses mains, toutes pleines d'une multitude de bons exemples. Tant d'enfants, de jeunes filles, une jeunesse nombreuse, tous les âges, des veuves vénérables, des femmes vieillies dans la virginité; et dans ces saintes âmes la continence n'était pas stérile; elle était la mère féconde des enfants de bonheur que vous lui donnez, ô Seigneur, vous, son époux. Elle semblait dire, avec une encourageante ironie: « Quoi? Ne pourras-tu ce qu'ont pu ces enfants, ces femmes? Est-ce donc en eux-mêmes, et non dans le Seigneur leur Dieu, que cela leur est possible aux uns et aux autres? C'est le Seigneur leur Dieu qui m'a donnée à eux. Pourquoi t'appuyer sur toi-même, et chanceler? Jette-toi hardiment vers Lui, n'aie pas peur, il ne se dérobera pas pour te laisser tomber. Jette-toi hardiment, il te recevra, il te guérira! » Et je rougissais fort, parce que je percevais encore les murmures des vanités; et je restais hésitant, suspendu. Et de nouveau elle me parlait, et je croyais entendre: « Sois sourd aux tentations impures de ta propre chair sur cette terre, afin de la mortifier. Les délices qu'elle te raconte sont-elles comparables aux suavités de la loi du Seigneur ton Dieu? » Toute cette discussion se passait en mon coeur; ce n'était qu'un duel entre moi et moi. Et Alypius, attaché à mes côtés, attendait en silence l'issue de la crise. XII. 28 Quand, du fond le plus intime de mon âme, une médiation profonde eut traîné et amassé toute ma misère devant les yeux de mon coeur, il s'y éleva une grande tempête chargée d'une abondante pluie de larmes; et pour laisser fondre l'orage avec ces clameurs, je me levai, je m'éloignai d'Alypius. La solitude me paraissait souhaitable pour la liberté de mes peurs, et je me retirai assez loin pour que sa présence ne me fût plus une gêne. Tel était mon état, et il s'en aperçut, car je ne sais quelle parole m'était échappée où vibrait un son de voix gros de pleurs. Je m'étais levé. Il demeura à la place où nous étions assis, dans une profonde stupeur. Pour moi, j'allai m'étendre, je ne sais comment, sous un figuier; et je donnai libre cours à mes larmes, et les sources de mes yeux ruisselèrent, sacrifice digne d'être accueilli! Et je vous parlai, sinon en ces termes, du moins en ce sens: « Et vous, Seigneur, jusques à quand? Jusques à quand, Seigneur, serez-vous irrité? Ne gardez pas le souvenir de nos iniquités passées. » Car je sentais qu'elles me retenaient encore. Et je m'écriais avec des sanglots: « Combien de temps, combien de temps sera-ce « demain » et encore « demain »? Pourquoi pas tout de suite? Pourquoi ne pas, sur l'heure, en finir avec ma honte? » 29 Je disais, et je pleurais dans toute l'amertume de mon coeur broyé. Et tout à coup j'entends une voix partie de la maison voisine, voix de garçon ou de jeune fille, je ne sais, qui chantait et répétait à diverses reprises: « Prends, lis! Prends, lis! » Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai très attentivement à me rappeler si c'était un refrain en usage dans quelque jeu d'enfant; et rien de tel ne me revint à la mémoire. Réprimant la violence de mes larmes, je me levai; la seule interprétation que j'entrevoyais, c'est qu'un ordre divin m'enjoignait d'ouvrir le livre de l'Apôtre, et de lire le premier chapitre sur lequel je tomberais. Je venais d'apprendre qu'Antoine, survenant un jour, pendant la lecture de l'Évangile, avait saisi, comme un avertissement qui lui était adressé, ces paroles: « va, vends ce que tuas, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; viens, suis-moi », et qu'un tel oracle l'avait aussitôt converti à vous. Je me hâtai donc de revenir à l'endroit où Alypius était assis; car en me levant, j'y avais laissé le livre de l'Apôtre. Je le pris, l'ouvris, et lus tout bas le premier chapitre où se jetèrent mes yeux: « Ne vivez pas dans les festins, dans les excès de vin, ni dans les voluptés impudiques, ni dans les querelles et les jalousies, mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à contenter la chair dans ses convoitises. » Je ne voulus pas en lire davantage: je n'en avais plus besoin. Ces lignes à peine achevées, il se répandit dans mon coeur comme une lumière de sécurité qui dissipa toutes les ténèbres de mon incertitude. 30 Alors, ayant marqué du doigt ou de je ne sais quel autre signe cet endroit du livre, je le fermai, et, le visage déjà rasséréné, je racontai tout à Alypius. Et il me découvrit à son tour ce qui , à mon insu, se passait en lui. Il demanda à voir ce que j'avais lu; je le lui montrai, et lui lut plus loin que je n'avais fait moi-même. Je ne savais pas la suite. Or il y était dit: « Assistez celui qui est encore faible dans la foi. » Il prit cela pour lui, et me l'avoua. Fortifié par cet avertissement dans une résolution bonne et sainte, tout à fait conforme à ses moeurs si chastes, dont j'étais bien loin depuis longtemps, il se joignit à moi sans hésitation et sans trouble. À l'instant, nous allons trouver ma mère, nous lui disons la chose; la voilà en joie. Nous lui racontons comme cela est arrivé, elle exulte, elle triomphe. Et elle vous bénissait, ô vous « qui pouvez faire bien plus que ce que nous demandons et concevons », car vous lui aviez bien plus accordé en moi que ne vous avaient demandé ses gémissements et ses touchantes larmes. Vous m'aviez si pleinement ramené à vous que je ne cherchais plus d'épouse, que j'abdiquais toute espérance dans le siècle, élevé désormais sur cette « règle de foi » où une révélation de vous m'avait, tant d'années auparavant, montré debout à ma mère. Et son deuil était changé par vous en une joie bien plus abondante qu'elle n'y avait compté, bien plus chère et plus pure encore que celle qu'elle attendait de petits-enfants nés de ma chair!